mercredi 11 octobre 2017

Extraits de "Jusqu'au sommeil" challenge 2016 : partie 5/5

Bonjour à vous, grenouilles ou visiteurs qui passez pas là.

Vous trouverez ci-dessous les six derniers extraits que j'avais publié dans la rubrique challenge de Cocyclics l'an passé. Les trois derniers sont fusionnée en un seul, puisqu'en fait, je les avais divisés artificiellement pour tenir dans les 4000 signes autorisés sur le challenge.
J'espère que le résumé présent sur le fil du challenge et ces extraits vous rafraîchiront la mémoire avant d'en découvrir de nouveaux dans les jours à venir, sur Cocyclics. :)

Extrait 19 : Au fond de l'étang.

Contexte : Tandis que Werner se souvient de son passé, la troupe continue sa marche. LEs soldats contournent un étang malodorant. À mesure qu'ils approchent de son centre, la pluie et le vent s'intensifient. 
La scène est vécue du point de vue d'Igor.

Extrait : 


Le vent souffle de plus en plus fort, les arbres ploient sous ses assauts. Cette forêt, jusqu'ici trop tranquille, devient soudain agitée, presque hystérique. Moins de trente mètres jusqu'au coude. Malgré la tempête, les arbres semblent toujours aussi nombreux. Plus espacés, peut-être, mais à perte de vue, il ne voit que des troncs, branches et grappes d'épines. Il est maintenant obligé de s'abriter à l'aide de son avant-bras pour que la pluie ne gifle pas ses yeux.
            Son pied droit heurte une racine et le déséquilibre. Igor lance ses bras vers le sol pour amortir sa chute mais parvient à se rétablir. Le vent le pousse sur le côté gauche. Il glisse sur la boue et tombe à plat ventre en travers du sentier. Son visage et son cou plongent dans l'étang. Pendant un court instant, surpris par la force de sa chute, il savoure le calme et le silence que l'eau glaciale. Igor ouvre les yeux, bat des paupières dans l'eau trouble, prêt à se relever.
            Ses yeux voient alors un spectacle qui happe toute son attention. À quelques mètres de lui, presque à fleur d'eau, des squelettes grimaçants semblent s'agiter au gré de la pluie. Quelques morceaux de chair s'accrochent encore à leurs os. Surtout, il en reconnaît un, à cet étrange chapeau qui caractérise le chef des spectres.
            Ils sont là !
            Son souffle se coupe.
            Sur le fond de l'étang, il repère plusieurs chaudrons en métal noir, énormes. La main du squelette s'agite subitement, son bras se tend vers lui au ralenti. Il ne peut s'empêcher de fixer ce squelette qui lui dévoile ses dents dans un sourire carnassier.
            Brusquement, on le tire de l'eau. Igor reprend son souffle par réflexe, dans un grand bruit. Il se rend alors compte que son cœur bat trop fort. Il toussote tandis que ses yeux tentent de se réhabituer à la pluie et au vent.
            — Sergent-chef, ça va ?
            Il est encore à quatre pattes, les genoux et les mains dans la boue. Accroupi à côté de lui, Piotr le regarde. Mais Igor, lui, ne voit que cet abominable squelette.
            — Sergent-chef ! Répond moi, bon sang.
            Piotr le secoue avec force. Bientôt, d'autres chaussures entrent dans son champ de vision. Une autre voix lui parle.
            — Igor ! Répond-nous Igor.
            C'est la voix de Karl.
            — Ça va, je vais bien, lance-t-il d'une voix trop faible pour couvrir le boucan de la pluie.
            — Qu'est-ce que tu dis ?
            Il soupire, ferme les yeux et prend une grande inspiration.
            — Je vais bien ! crie-t-il.
            Karl l'observe, les joues mangées par la barbe, zébré par les coulées d'eau qui parcourent son visage. Ragaillardi par l'inquiétude de son major, il pose un pied à terre et commence à se redresser, malgré le lourd poids de son sac. Piotr lui propose son épaule comme appui et il empoigne sa vareuse.
            — Allons, viens, ne restons pas si près de l'étang, dit Karl.
            Ses jambes lui semblent molles, sans force. Il ressent plus que jamais la morsure du froid, comme s’il ne faisait que quatre ou cinq degrés. Entouré par Piotr et Karl, il marche de son mieux. Quinze mètres jusqu'au coude que le sentier forme. La marche lui redonne un peu de vigueur mais le vent lui gèle le corps jusqu'aux os. Pourtant, celui-ci est moins puissant, maintenant. Il parcourt les derniers mètres en se libérant de l'étreinte de ses deux soutiens.
            — C'est bon, tout va bien, leur dit-il.
            — Sergent-chef, tu es pâle comme un linge, répond Piotr qui ne le quitte plus des yeux.
            — Il a raison, Igor.
            Karl adresse un signe à la troupe. Ici, au creux du coude, le vent se résume à une légère brise. La pluie, en revanche, est toujours aussi violente.
            — On va faire une halte ici quelques minutes. Qu'est-ce qui t'es arrivé mon vieux ?
            — Rien, répond Igor. Je me suis pris les pieds dans une racine, le vent ma poussé vers l'étang et c'est tout.
            — C'est tout ? Sergent-chef, t'es resté au moins deux minutes la tête dans l'eau.


Extrait 20 : Que faire de Werner ?

Contexte :
La troupe a enfin passé l'étang. La pluie a cessé. Karl organise une pause pour ses soldats, afin de leur permettre de se reposer un peu et de se changer pour ceux qui le peuvent. Pendant ce temps, il parle avec l'adjudant Hermann Fleiser et le sergent-chef Igor Olienkov de Werner, en prévision de leur arrivée à Briansk - Karl estime qu'ils sont à une quinzaine de kilomètres - et de la menace de Werner de dénoncer les trois sous-officiers à la gestapo pour avoir couvert la désertion de Harald et son groupe.
C'est Hermann Fleiser qui parle en premier.

Extrait 2 : 


            — Justement, c'est là que je veux en venir. Sitôt qu'on sera à Briansk, il ira vois ses copains en noir. Je vous rappelle qu'on l'a menacé parce qu'il tirait sur ce qu'il a pris pour des déserteurs. Et il faut bien dire qu'on n'a pas revu Harald et les quatre soldats qui l'ont suivi. Comment va-t-on justifier le fait de l'avoir empêché de les abattre, malgré les consignes ?
            Le silence s'impose. Hermann met le doigt sur quelque chose que Karl a repoussé loin de son esprit, mais il faut bien qu'il y revienne.
            — Il est seul, répond le major. Seul contre nous tous. Si je donne une position commune à tout le monde, je pense que tout le monde suivra.
            — Tu penses ? Ou tu sais ?
            Karl pince ses lèvres.
            — Je pense.
            — Je suis désolé de te contredire, major, ça fait moins de vingt-quatre heures qu'on se connaît, tu m'as sauvé la vie et tu m'as accepté parmi ta troupe. Je te respecte énormément et je pense que tu es un excellent sous-officier de la Heer. Toi aussi, Igor. Vous vous complétez bien, tous les deux.
            — Arrête la brosse à reluire, adjudant, coupe Karl d'un ton sec. Qu'est-ce que tu essayes de me dire ?
            — Avec tout le respect, je crois que tu te berces d'illusions.
            Fleiser plante son regard dans celui du major. Depuis le début, l'adjudant a été souriant, détendu. Cette fois, il y a beaucoup de fermeté et de dureté en lui. Un aspect de sa personne qu'il n'avait pas encore révélé.
            — Tes gars ont la trouille, je suis bien placé pour en parler, maintenant, reprend-il. Il n'y a aucun doute sur le fait qu'ils te préfèrent largement à ce type. Mais la Gestapo, c'est autre chose. Un sous-officier apprécié de ses supérieurs peut espérer avoir un peu de soutien, ils ne l'attaqueront pas de front. Mais tu as pensé à tes conscrits ? Ou a tes petits jeunes ? Quand ils voient les uniformes noirs, ils palissent. Eux, personne de poids ne les soutient, et ils le savent. Il suffira qu'il y ait un peu trop de pression, et ils cracheront le morceau. Et je suis certain que tu le sais aussi bien que moi.
            Karl pousse un soupir agacé. Bien sûr que Fleiser a raison. Mais envisager les solutions qui découlent de cette logique lui plaît encore moins que d'affronter la Gestapo.
            — Qu'est-ce que tu ferais, à ma place ?
            — Je lui ferais faire un petit somme.
            Un silence glacial s'abat. Igor hausse les sourcils en direction de l'adjudant qui, pour sa part, ne cille même pas.
            — Tu te rends bien compte de…
            — De ce que ça implique, oui. C'est bien vous qui m'avez raconté que ce salopard a utilisé un de ses potes comme bouclier humain quand on lui a tiré dessus, non ? Il a bien voulu abattre l'autrichien et son groupe ?
            — Ce n'est pas parce que c'est un salopard que j'ai le droit d'en devenir un.
            Le ton de Karl devient dur. Il se retient de parler fort pour que ses hommes ne l'entendent pas. Ses yeux ne lâchent pas ceux de l'adjudant.
            — Je suis dans la Wehrmacht depuis douze ans, Hermann. Des saloperies, on nous en a fait faire un paquet. Jusqu'à exterminer, il n'y a pas d'autres mots, des civils innocents simplement parce qu'ils sont juifs. Ça, je le porte en moi. Vous, dans les blindés, vous n'avez pas connu cette période. Igor et moi on peut t'en parler si tu as envie de faire des cauchemars la nuit. Mais un ordre est un ordre et je ne serai pas un soldat si je n'obéissais pas.
            — Alors pourquoi tu n'as pas tué Harald ?
            — Parce qu'il n'a pas déserté. Il a désobéi à mon commandement, il a pris une initiative que je n'approuve pas, mais il n'a pas quitté les rangs de la Heer. Il mérite une punition, mais pas la mort. De la même manière que Werner a pris une initiative que je n'approuve pas. Son raisonnement est tronqué, biaisé. Ce type voit tout au travers d'un prisme faussé par des années de bourrage de crâne.

Extrait 22 : Arrivée imminente à Briansk ?

Contexte : 
Le discussion entre Hermann et Karl au sujet de Werner n'est pas close, mais il est temps de se préparer à sortir enfin de cette forêt. Karl a récemment consulté sa carte, il sait qu'il n'est vraiment plus loin de Briansk.

Extrait 3 : 


Un peu avant dix-huit heures, Karl remonte le groupe pour rejoindre Igor et Piotr. Il s'étonne de ne pas encore être sorti du cœur de la forêt. Einrich marche dans son sillage, sans la moindre idée de ce qui préoccupe le major. Igor retourne son visage, vide d'expression, vers eux. Est-ce que lui aussi commence à se poser des questions ? Auraient-ils mal évalué la distance qui les sépare de Briansk ? Les cinq derniers kilomètres doivent se dérouler au milieu d'arbres, mais sur un tronçon bien plus étroit. Karl pense que la végétation doit y être moins dense, mais peut-être se trompe-t-il.
(...)
18h25. Il se souvient très bien du plan, quoi qu'en dise Igor. Il y a une sorte de corridor entre la forêt et la ville, l'endroit rêvé pour un piège russe. Ils ne tarderont pas à y arriver. Il doit faire vite avec Hermann et remonter en tête de la troupe.
(...)
Il est déjà 18h37. Le sentier continue de bifurquer vers la gauche, formant une courbe peu prononcée. 
(...)
            Aussi vite que possible, sans s'obliger à courir par peur d'un claquage, Karl remonte le groupe. Lorsqu'il rejoint enfin Igor, la physionomie de la forêt n'a toujours pas évolué. Le sentier redevient droit, puis oblique à nouveau vers l'ouest. Igor ne dit rien, yeux et oreilles aux aguets. Le mur végétal qui les entoure refuse de se dégarnir. Le doute assaille le major. Une nouvelle ligne droite sur deux-cent mètres, puis une courbe, encore vers la gauche. Il distance peu à peu Igor, c'est à peine s'il a ralenti depuis qu'il l'a rejoint. Chaque parcelle de son être attend, guette, surveille. Chaque seconde qui passe fait accélérer son rythme cardiaque. Il ne sait plus à quoi il doit s'attendre. Un chemin dégagé sur une plaine ou une prairie ? Des T34 et une division entière de soldats ennemis ? Toute une troupe de la Wehrmacht en ordre de bataille ? Des fantômes armés de lance et de sabres prêts à les déchiqueter sans une goutte de sang ?
            Ses muscles se crispent de plus en plus, réveillant ses douleurs au dos et aux jambes. Le sentier s'élargit nettement devant lui. Le seul son audible est celui de ses pas sur la terre humide. Pendant une cinquantaine de mètres, le chemin doit bien faire huit ou dix mètres de large. Il repense alors à Otto, mort depuis moins de vingt-quatre heures. Il lui semble pourtant que c'était il y a une semaine qu'il perdait son sous-officier et ami. C'était à un endroit similaire.
            Karl sort la boussole de sa poche et la consulte. Nord-nord-est.
            Son cœur manque un battement.
            Ce n'est pas possible !
            Il s'arrête et vérifie. Aucun doute, la boussole donne bien le cap qu'il suit depuis le début. Et elle continue à donner cette direction même lorsque Karl tourne sur lui-même de quatre-vingt dix degrés, en direction des arbres. Le point rouge qui marque le nord est immanquablement sur la gauche, entre vingt-cinq et trente degrés. Il varie à peine.
            Igor le rejoint, intrigué.
            — Donne-moi ta boussole, la mienne est morte, lance-t-il.
            Igor obtempère sans un mot, mais son regard parle pour lui. Non, une boussole ne se détraque pas comme ça. En douze ans d'armée, il n'en a jamais vu une seule qui…
            Nord-nord-est.
            La boussole d'Igor dit exactement la même chose que la sienne. Sa gorge se serre, son poing se crispe à en faire blanchir son poing.
            — Karl ? Qu'est-ce qui ne va pas ?
            — Regarde toi-même.
            Il aligne les deux boussoles en direction du sentier. Puis il se tourne. Le regard d'Igor se transforme à son tour.
            — Bordel de…
            — Ouais, comme tu dis.
            — Mais alors, on est où ?
            — Pas très loin, c'est certain. La carte ne ment pas.
            Derrière eux, les hommes se rassemblent et s'arrêtent.
            — Bon, plan B, lance Karl. Sortez moi des cordes, je vais traverser cette saloperie de forêt. Briansk est par là.
            Son bras désigne la droite. Il ne regarde même plus la forêt, il ne veut plus la voir.


Extrait 23 (fusion des trois derniers extraits du challenge 2016) : La grande traversée.


            Le major ne sait qu'une chose : le temps joue de plus en plus contre lui. Les hommes sont découragés, fatigués, leurs muscles les lâchent. La traversée de cette forêt n'a que trop duré. Briansk est par là, droit devant lui, il en est certain. Les arbres doivent cacher le pont qui permet de traverser la rivière Desna, dernier rempart naturel avant la ville.
            Peu lui importe que la forêt soit hantée, que ces êtres malsains aient pu, il ne sait comment, dérégler leurs boussoles. Il doit passer et il passera.
            Igor vérifie une dernière fois l'assemblage des cordes. Une multitude de nœuds lui permet de disposer de plusieurs centaines de mètres de latitude. Ce ne sera sans doute pas assez pour aller jusqu'à la rivière, mais au moins, il saura à quoi s'en tenir au sujet de la difficulté à traverser cette forêt.
            — Tu peux y aller, Karl, tout est prêt.
            — Bon. Alors à tout à l'heure.
            Le sergent-chef se contente d'un hochement de tête, avec le regard rivé vers ses pieds. Lui aussi commence à céder au découragement. La peur le dévore petit à petit. Il en sait trop sur ces histoires de spectres et, paradoxalement, toutes ses connaissances ne l'aident pas à les combattre. Karl, lui, en sait déjà plus qu'il ne le souhaiterait.
            Il avance d'un pas franc depuis le grand chêne jusqu'à un aulne. Le sol est irrégulier, encore plus boueux que le sentier. Un parfum puissant l'envahit, mélange de terre humide, de bois vert, de feuilles et d'autres choses. Une odeur agréable, plutôt vivifiante. Un nouvel arbre, plus large que lui, se présente. Quelques branches tombent à hauteur de sa tête. Il les évite, mais rive toujours son regard vers le sol, plein de pièges. Devant lui, quelques ronces. À une quinzaine de pas débute un champ d'orties, qui s'est mêlé aux arbres. Elles montent jusqu'à mi-cuisse. Tant pis, il s'y piquera peut-être mais n'en mourra pas. Le major est déterminé à marcher droit devant lui.
            La faible clarté qu'offrait le sentier est happée, absorbée par ces arbres immenses et leurs feuillages touffus. L'été n'est pas la meilleure saison pour s'aventurer ici. Il lui semble avancer beaucoup plus lentement, maintenant. Il n'a franchi que six arbres, sept en comptant le tilleul sur lequel il prend appui pour lever les jambes bien haut. Les orties l'entourent toujours, lui ôtant toute visibilité au sol.
            Il poursuit sa marche. Ses jambes deviennent plus lourdes. La terre, gorgée d'une eau qui ne sèche jamais, fait s'enfoncer ses pieds de plusieurs centimètres. Maintenant, il ressent nettement la fatigue de ses cuisses. Tout son corps réclame du repos. Malgré les vingt kilos de son sac en moins, son dos proteste dès qu'il se cambre ou se penche. Ses quadriceps n'apprécient guère la résistance que leur offre les racines des orties. Ses mollets rechignent à hisser son corps sur la point des pieds pour limiter l'adhérence de la boue à ses semelles.
            Qu'importe. Ce n'est pas le moment de faiblir ni de se plaindre. La survie de sa troupe dépend de lui, de ce qu'il fait en ce moment. Il se reposera lorsqu'il les aura tous sortis de cette saleté de forêt.
            Enfin il voit le bout de ce satané champ d'orties. Son pantalon de treillis épais l'a protégé des piqûres. Il a franchi douze arbres. Karl vérifie la corde à laquelle il est attaché. Celle-ci le suit toujours. En se retournant, il cherche son point de départ sans le trouver. Il est déjà happé par la végétation, incapable de distinguer le sentier duquel il est parti. L'horizon, pour lui, est composé de nuances de vert et de marron.
            Il réprime une hésitation et reprend sa marche, droit devant lui. Les arbres s'épaississent encore, il parviendrait à peine à ceindre leurs troncs avec ses deux bras. Leurs branches les plus basses tombent parfois jusqu'à ses épaules, leur feuillage pendant jusqu'à son torse. La boue s'épaissit encore. Il ne verrait pas un ennemi à cinq mètres, ici. Impossible de marcher à plus de deux kilomètres par heure. Heureusement qu'il n'a pas son sac sur le dos, il risquerait de s'accrocher à une branche et de le déséquilibrer.
            Pas après pas, il progresse dans un silence total. Seul ses pas et son souffle animent la végétation. Combien d'arbres a-t-il franchi, maintenant ?  Vingt ou vingt-et-un ?  Qu'importe, après tout. Il lève ses avant-bras à hauteur de sa casquette. Les branches basses sont de plus en plus nombreuses. Il ne voit quasiment plus rien. Et cette odeur, tout à l'heure vive et puissante, devient lourde et entêtante. L'humidité de la forêt commence à sentir le moisi. De nombreuses mousses garnissent les troncs. Il n'y a plus d'orties, mais des lierres sauvages qui se répandent parmi les arbres. Son cœur bat de plus en plus fort, son souffle s'accélère. La corde n'est toujours pas tendue.
            Son pied droit heurte quelque chose et il bascule vers l'avant, incapable de se retenir. À genoux dans la boue, il prend appuis sur ses deux mains qui s'enfoncent jusqu'aux poignets. Un lierre lui chatouille les épaules, des branches mortes se dressent vers lui. Ses paupières cherchent à se fermer. Cette odeur, bon sang, quelle lourdeur. Ce parfum l'assomme.
            Il tente de se redresser, mais impossible de s'aider de ses bras, ils sont embourbés. C'est à son dos qu'il doit demander un effort qui le fait grimacer de douleur. À grand peine, il parvient à remettre le pied à plat. Il pose ses mains dégoulinantes de glue marron sur son genou droit et pousse sur sa cuisse. Il ne peut réprimer un gémissement de douleur, comme s'il devait lever plus d'un quintal. Karl fait deux pas jusqu'au prochain arbre et prend appui sur lui. Son souffle est court, sa vue se brouille de plus en plus. Il aimerait se frotter les yeux, mais il n'en est pas question avec cette boue épaisse sur les doigts.
            Où qu'il regarde, le spectacle est le même, aussi impressionnant qu'effrayant. Le monde autour de lui est devenu vert. Il ne dispose même pas de cinquante centimètres de visibilité. Le dos appuyé contre cet arbre, il essaye de réfléchir un court instant. Quelle distance a-t-il bien pu parcourir ? Cent-cinquante, peut-être deux-cent mètres ? Et le voilà déjà usé, épuisé, à bout de souffle. Ses hommes ne pourront pas tous le suivre. Wilhelm, avec son claquage à la cuisse, calera au milieu du champ d'orties. D'autres comme Alexej, rongé par la tristesse d'avoir perdu son ami Benedikt, renonceront à la première difficulté. Même Otto, cette force de la nature habitué à la forêt aurait eu du mal à avancer ici.
            Pauvre Otto ! À peine opéré de la cuisse… Qui sont les salopards qui osent leur faire ça ? De quel droit prennent-ils leurs vies, les empêchent-ils ainsi de se reposer ? Qui peuvent-ils être, à la fin ? Des ennemis du Reich, abattus ou torturés ? Non, impossible. Cette forêt était déjà maudite bien avant la guerre.
            Ses paupières se ferment à nouveau. L'espace d'un instant bref mais bien trop long, il revoit Otto se débattre, muscles bandés. Ses yeux exorbités, rougis par la terreur, sa bouche ouverte au maximum, à en faire craquer ses mâchoires. Et ses hurlements, bon sang !
            Il rouvre les yeux. Dans un sursaut, sa tête recule et cogne le bois du tronc, derrière lui. Il ne peut pas renoncer, pas maintenant. Peut-être que ce passage est délicat mais que, plus loin, la forêt est moins dense. Aux abords de l'étang, le vent parvenait à passer. La visibilité était bien meilleure. Peut-être qu'aux abords de la rivière, ce sera la même chose. Ce sera sûrement pareil, d'ailleurs.
            D'un bras faible, il lève la corde, pour voir d'où il vient. Il acquiesce, comme s'il la remerciait pour l'information précieuse qu'il vient de recevoir, déglutit dans un léger souffle et se tourne de l'autre côté. Dès le premier pas, son pied s'enfonce jusqu'à la cheville dans la boue et il manque de tomber à nouveau. Une branche tombante et épaisse comme son bras lui permet de s'agripper et de se redresser. Dans un effort douloureux, il dégage son pied et repart. Jusqu'à hauteur de ses cuisses, des plantes, des végétaux en tout genre envahissent le sol. Jusqu'à sa poitrine, peut-être même jusqu'à son abdomen, tombent des feuilles, des brindilles. Des lierres suspendus, semblables à des serpents enroulés, pendant devant lui. Il ne voit rien. L'odeur entêtante l'anesthésie un peu plus à chaque pas. Bras levés devant son visage, ne laissant qu'un mince interstice pour voir devant lui, il avance malgré tout. Il est voûté, à présent, ramassé sur lui-même à la manière d'un boxeur, au terme d'un trop long combat. Ses jambes sont en plomb, son corps n'est qu'une douleur lancinante. Mais Karl ne renonce pas. Il sait ce que les spectres veulent, maintenant. Ils les épuiseront jusqu'au dernier, jusqu'à pouvoir se repaître de chacun d'eux. Hors de question pour le major de cette troupe de survivants de leur laisser cette victoire. Il passeront, peu importe par où, mais ils sortiront de ce piège.
            Depuis combien de temps est-il noyé sous la végétation ?  Il fait si sombre, presque nuit, lui semble-t-il. Non, c'est juste la visière de sa casquette qui tombe devant ses yeux. C'est à peine s'il peut les maintenir entrouverts, maintenant. Et cette fichue corde qui ne se tend toujours pas. Se serait-elle détachée ?  Serait-il en train de se perdre dans cet endroit hostile ?
            La frayeur le ranime. Il tire sur la corde, la lève au niveau de ses épaules. Ça ne sert à rien, il n'en voit pas le bout. Il la ramène vers lui, mètre par mètre, guettant le moment où elle résistera à la traction de ses bras. Combien de brassées va-t-il lui falloir ? Peut-être moins qu'il le craint, si un nœud n'a pas tenu.
            Ça y est, la corde se tend enfin au bout de plus de cent brassées. Il lui reste moins de cent mètres de liberté de mouvement. Il ignore bien où tout cela va le mener, mais il ira jusqu'au bout de ce qu'il peut faire. Ses jambes sont tellement lourdes, maintenant, que la douleur en devient presque muette. Il respire par la bouche pour limiter les effets de cette odeur invraisemblable. Ses yeux ne lui servent presque plus à rien, mais il les garde ouverts.
            Encore une fois, son cœur s'emballe, comme s'il était en train de courir. Son corps est aussi lourd que s'il marchait dans l'eau. Il ne tiendra plus longtemps. Il faudrait qu'il s'arrête et boive, mais il balaye cette idée. Il a déjà passé bien trop de temps ici, Igor et les autres vont finir par s'inquiéter de son sort. Ils ne doivent pas s'aventurer à sa suite avant qu'il leur ai dit ce qui les attend. Avant même qu'il puisse juger de l'utilité de plonger dans cet enfer végétal.
            Il lui semble soudain que les branches sont moins nombreuses, devant lui. Son horizon s'éclaire. Le major a eu raison d'insister, de s'accrocher à l'espoir. Il y a toujours un espoir. Ses jambes s'allègent peu à peu. Il se sent plus léger à chaque nouveau pas. Un sourire commence même à naître sur son visage couvert de sueur.
            Un sentier ! Il y a un sentier à quelques pas de lui. Karl accélère, maintenant que la boue le retient moins et se redresse. La corde sera-t-elle assez longue pour aller jusque là ? Il l'espère, mais au pire, il l'attachera à l'arbre le plus proche. Encore cinq mètres et il posera le pied sur cette terre plus claire, parsemée de petits cailloux.
            Puis, son esprit émet un doute. Un doute atroce, affreux, mais qui ne peut pas être avéré.
            Son pied droit se pose sur le sentier. Il fait environ un mètre de large et tourne en courbe douce sur la gauche. De nombreuses traces de pas le recouvrent déjà, pourtant, il ne voit personne. Karl avance encore un peu. La corde qui lui enserre la taille l'arrête. Il la dénoue et l'attache au grand aulne devant lequel il vient de passer. À mesure qu'il avance, une rumeur monte à ses oreilles dans le silence oppressant de la forêt. Puis, il voit ce jeune homme assis à terre, dans un uniforme de sergent, mains attachées devant lui. C'est Werner.


J'espère que ça vous a plu. La suite très bientôt sur mon challenge 2017 :)




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